Bon. Aujourd’hui c’est le 5 mai, et cela ne vous a pas échappé que c’est la journée internationale de la sage-femme.
Si.
Je sens que ça va fleurir des camemberts à 12 couleurs sur les chiffres de la mortalité maternelle, sur l’importance vitale de favoriser l’accès à des soins périnataux essentiels ET de qualité, vous pensez bien.
Le narratif accompagnant le joli camembert va expliquer que la sage-femme, c’est le pivot, le chainon manquant, la petite fourmi ouvrière de l’obstétrique, la clé de FortBoyard en or, pour vivre dans un monde tellement meilleur pour les femmes, leur taux d’hémoglobine, leur nouveau-né, leur périnée, leur espérance de vie, et toute cette sorte de choses.
Et pour par cher, en plus, profitez-en tant qu’il en reste. Et la plupart du temps accompagné d’un sourire gentil, irrésistible , patient et compatissant, quelle chance! (ah bon, votre sage-femme ne fait pas ça?;) Envoyez-là dans mon bureau, il faut qu’on cause)
Un peu comme l’année dernière, en gros, et, sans vouloir casser le suspense, un peu comme les prochaines [insérer ici une éternité] années.
Oh, et toutes ces difficultés, ces challenges à dépasser, mais si tout le monde voulait bien se tenir la main pour un monde plus juste et égalitaire. BlablaGnagnagna. Et tous ces groupes de travail ministériels, internationaux, c’est si beau, si bien organisé et parfois si bien payé aussi. Et si, pour paraphraser je ne sais plus qui, les rivières coulaient paisiblement du chocolat équitable et bio à paillettes, bref, on n’en serait pas là. Mais promis avant 2015 on va tous ensemble s’embrasser, chanter nus dans les rues pour améliorer la Santé Reproductive ou au moins faire un peu des progrès.
Promis. Juré, craché.
Sauf que 2015 c’est quand-même environ demain, donc on ferait peut-être mieux de préparer le discours sur pourquoi l’objectif du millénaire de réduire de trois quart la mortalité maternelle entre 1990 et 2015 a été si pénible à atteindre lamentablement foiré.
Enfin, restons positif. Et pour fêter ça, imaginons une fiction.
Comme à l’école, ou à l’hôpital, faisons un genre d’exercice incendie. Comme ça on peut cocher la case qu’on l’a fait, c’est déjà pas mal. Parfois c’est d’ailleurs le seul truc qu’on va cocher, la case, mais on ne va pas chipoter avec les résultats. Et puis ça va servir pour les camemberts à 12 couleurs. Suivez un peu aussi, sinon vous ne l’aurez jamais, ce poste de SantéPubliquePaysPourri, et vous allez encore rater la journée mondiale de la sage-femme, je vous avais pourtant prévenu!
Ce qui suit n’est qu’une fiction, toute ressemblance avec des faits ou personnes existants serait purement fortuite, comme on dit, évidemment.
Imaginons Espérance, 15 ans. Elle accouche au PaysDesRêves, où il n’y a pas de sage-femme, dans notre fiction. Ne vous inquiétez pas, ceci n’est qu’un exercice.
Il n’y a aucun système de soins obstétricaux d’urgence en place. Ni basique, ni un peu élaboré. Rien. Il n’y en avait déjà pas avant la guerre, et il n’y en aura aucun à court ou moyen terme. Le camembert des causes évitables de la mortalité maternelle restera probablement le même pour [insérer une éternité]. Même durée approximative pour les lamentations autour dudit camembert.
Il n’y a pas non plus de système de plannification familiale, qui lui aurait permis d’accéder à une méthode de contraception efficace, lui évitant une grossesse précoce dans sa vie de trop jeune femme. Lui permettant de choisir si elle veut risquer d’avoir une fistule vésico vaginale, quoi. Et elle aurait probablement dit non. Parce qu’avec la tête du foetus enclavée depuis 48 heures dans son vagin, les tissus de son petit bassin ont été compressés et ont fini par nécroser, créant une communication anormale : une fistule, entre les voies urinaires et le vagin. Une fistule vésico-vaginale.
Le nom est au moins aussi moche que la situation d’Espérance. Elle sera incontinente urinaire à vie, ou jusqu’à ce qu’une équipe chirurgicale spécialisée puisse l’aider, dans [insérer une éternité et demi] années, au PaysDesRêves. Quand la guerre sera finie, ET si elle peut payer les différentes interventions nécessaires, avec un résultat non garanti d’une chirurgie dont peu de professionnels maitrisent la technique.
En attendant elle est constamment mouillée d’urine. Son mari est parti, parce que tout ça c’est de sa faute. De la faute d’Espérance, hein, bien entendu. Du coup, sans mari, et avec ses fuites, elle n’est plus la bienvenue dans son village. Elle en a été chassée, plus exactement. Et avec sa situation et toutes ces urines qui sortent en permanence, elle n’aura pas de deuxième chance. Question première chance c’était déjà un peu plutôt raté. Ni d’enfant vivant, vu que celui-là est mort in utéro pendant ce long travail dystocique sans surveillance.
Revenons à notre fiction. Au bout de 48 heures de poussée, le bébé n’est toujours pas né, malgré l’aide des femmes qui l’entourent. Elle est emmenée au CentreDeSanté de son village, vide, pas de sage-femme et l’infirmier est aux champs. Finalement la famille a rassemblé assez d’argent pour une civière à porteurs, mais elle est arrivée trop tard à l’hôpital. Même si elle avait pu venir assez tôt, avant la fistule, il n’y avait pas de sage-femme dans l’hôpital.
Parce qu’elle n’est plus payée depuis 2 ans, donc elle a arrêté de venir à l’hôpital provincial pour assurer les gardes. L’unique médecin de la province, qui paie les salaires, ne vient plus non plus, aucune supervision, aucun salaire versé au personnel. Pas non plus de salaire pour lui, enfin beaucoup moins que pour assister aux réunions intersectorielles sur la Santé Maternelle au ministère, à la capitale. Et même quand une sage-femme vient, gratuitement, pour faire son travail de sage-femme, il n’y a pas de chirurgien pour intervenir. Tout court, pas "intervenir assez rapidement pour éviter la complication et la fistule". Il n’y a pas non plus le matériel nécessaire pour une aide instrumentale à l’accouchement ou une césarienne.
Mais ceci n’est qu’une fiction, bien sûr, ceci n’est qu’un exercice. En plus, Espérance n’est pas physiquement morte, dans cette histoire. Mais j’en ai d’autres, avec la femme qui meurt à la fin, plein même, dans notre monde -fictif bien sûr- sans sage-femme.
Il y a celle qui accouche toute seule et qui saigne, saigne, saigne, saigne, toujours seule, et qui finit par ne plus saigner. Quand la femme est morte, ça ne saigne plus très longtemps, une hémorragie de la délivrance, par exemple.
Il y a aussi celle pour laquelle personne n’a diagnostiqué de présentation transverse, ou autre originalité périlleuse parce qu’on n’est pas des fillettes, pas de consultation anténatales parce qu’il n’y a pas de consultation prénatale, pas de système de suivi, de référence, de transfert d’urgence, de bloc opératoire, de chirurgien, d’anesthésiste, de boite de laparotomie, d’électricité, d’hôpital sans trou de mortier dans le plafond du bloc, etc. Cochez autant de réponses que vous voulez, de toute façon elle a déjà fait sa rupture utérine toute seule, il ne reste plus très longtemps à tergiverser sur ce qu’on ne va pas pouvoir faire pour elle.
Il y a toutes celles qui avortent avec les moyens du bord parce que même si l’accès à l’avortement dans de bonnes conditions est une des mesures de Santé Publique les plus efficaces pour améliorer la survie des femmes, personne ne va mettre la main à la pate ou utiliser cette putain de sonde d’aspiration. Enfin quand il y en a, des sondes, et des mains pour la tenir, vous commencez à bien comprendre ma fiction, non?
Il y a toutes celles qui auraient pu ne pas devenir enceintes, ou pas cette fois-là, ou pas à ce moment-là, si seulement elles avaient pu accéder à une consultation de contraception. Pas de grossesse, pas de complication liée à la grossesse, pas cette fois là en tout cas. Ça ne paraît pas si complexe. Et ben si.
Celle qui arrive en convulsant, éclampsiant, et soit il n’y a pas de médicaments dans l’armoire, soit rappelez-vous il n’y a personne pour lui injecter son sulfate de magnésium, la surveiller et pour terminer vite sa grossesse, pour l’empêcher d’en mourir. Ça fonctionne aussi avec celle qui vient avec une chorioamniotite, quand il n’y a pas d’antibiotiques disponibles, ou avec un paludisme grave pendant la grossesse quand il n’y a pas d’antipaludéens disponibles, et pour plusieurs autres pathologies toutes plus sympas les unes que les autres : SIDA, tuberculose, typhoïde, hépatites, fièvres hémorragiques, choléra, de toute façon sans diagnostic et sans traitement possible, elle sera déjà entre 4 planches avant qu’on sache ce qu’elle avait.
Imaginons une dernière fiction…
Oh, et puis zut, en fait, les fictions précédentes n’en étaient pas, vous l’avez compris. Du coup ça ne va pas coller pour le plan de mon article. Quel dommage. Les anglophones, malgré leur flegme génétique, ont une expression parfaite pour ce genre de circonstances : "Come on, cut the crap!" (1)
Aujourd’hui c’est la journée internationale de la sage-femme. Comme chaque jour, dans le monde environ 800 à 1000 femmes vont mourir de causes évitables liées à la grossesse ou l’accouchement (2). Ce sont juste les décès comptabilisés, là où il y a un registre, quelqu’un qui écrit les décès maternels dedans, et encore un autre quelqu’un qui recueille les données et les analyse pour en faire des jolis camemberts à lamentations. Si on arrondit tous ces trous dans les données disponibles, le consensus arrive à 500.000 décès maternels par an environ, répartis selon les causes suivantes(3) :
Causes pour la majorité desquelles des interventions simples, peu coûteuses, et basées sur les connaissances actuelles pourraient être mises en place si seulement c’était une priorité de Santé Publique, une priorité politique, et si il y avait des sous pour ça.
En résumé si on arrêtait de s’en foutre royalement, en gros:
99% de ces décès surviendront dans des pays en développement PaysPourris.
L’OMS estime que "pour réduire la mortalité maternelle, il est primordial d’investir dans les systèmes de santé, notamment en formant des sages-femmes et en assurant les soins obstétriques d’urgence 24 heures sur 24" (3) et que "d’ici à 2015, il faudrait 330 000 sages-femmes supplémentaires pour parvenir à une couverture universelle, en d’autres termes pour que toutes les mères puissent bénéficier d’une assistance professionnelle pendant l’accouchement".(4)
Voilà, fastoche.
Amen.
Encore plus fort qu’une fiction, en fait.
Comme chaque année tout le monde est d’accord que c’est inacceptable. Qu’on a amassé assez de données et qu’il serait grand temps de passer à l’action. Et que ça doit changer avant la prochaine journée internationale de la sage-femme de l’année dernière, à peu près.
Je voudrais pas casser l’ambiance d’euphorie (qui a dit encore?), mais ca fait quand-même bien davantage journée de deuil, que journée de fête.
PS : ( ce qui suit était censé être l’introduction, mais ça n’allait pas avec le début de mon article) (toutes mes confuses plates)
- 10lunes : http://10lunes.canalblog.com/
- Ella : http://ellaetvalentin.blogspot.fr/
- Bruit de Pinard : http://bruitsdepinard.canalblog.com/
- Miss Cigogne : http://misscigogne.overblog.com/
- Marjeasu : http://marjeasu.blogspot.fr/
- Knackie : http://betadinepure.eklablog.com/
- Ellis Lynen : http://ellis-lynen.over-blog.com/
- NiSorcièreNiFée : http://nisorcierenifee.wordpress.com/
- Jimmy Taksenhit : http://orcrawn.fr/
1. ou en français, ce qui serait le plus approchant (et le plus approprié) : "allez, arrête tes conneries".
2.Mortalité maternelle, Aide mémoire 348, Mai 2012, OMS, Organisation Mondiale de la Santé
3. Maternal survival and Reproductive Health , Claribel Marmol, Delphine Kwankam, Lindsay Little and Nivedita Poola, Boston University, 2012
4.OMS, 10 faits sur la santé maternelle, Sept 2010